1. Chaque fois que l’on se propose d’étudier un ensemble de phénomènes naturels, il importe de préciser les lois ou les principes fondamentaux permettant d’expliquer les phénomènes connus et de prédire l’existence de phénomènes nouveaux. Cette approche de l’étude des phénomènes naturels est désignée sous le nom de méthode des principes fondamentaux. Cette méthode qui remonte à Newton (1643-1727) devint entre les mains d’Einstein (1879-1955) un extraordinaire instrument de progrès des connaissances.
Les lois ou principes fondamentaux ne se laissent pas démontrer par un raisonnement logique et leur validité n’est vérifiée que par l’expérience. L’expérience qui importe surtout doit tendre non pas à confirmer la justesse des principes eux-mêmes, mais à vérifier les conséquences qu’on peut en tirer. Aussi pourrait-on dire que les principes fondamentaux sont des généralisations des faits expérimentaux. Or, comme les expériences ne sauraient embrasser toutes les conditions imaginables d’évolution d’un phénomène et que toute expérience est entachée d’erreurs, la méthode expérimentale (qui est d’ailleurs la seule qui soit à notre disposition) ne permet de confirmer la validité des principes fondamentaux que dans certaines limites connues aux erreurs expérimentales près. À mesure que s’étend le champ des investigations des phénomènes naturels et que s’améliore la précision des mesures, les limites de validité des principes peuvent être étendues. Il peut arriver cependant que lorsqu’on dépasse les limites connues, certains principes fondamentaux cessent d’être valables. On doit procéder alors à leur généralisation ou les remplacer par d’autres possédant un domaine de validité plus étendu. Les anciens principes conservent cependant toute leur valeur dans leur domaine de pertinence. L’attrait et la puissance de la méthode des principes fondamentaux résident en ce que toutes les données que l’on peut en tirer par la logique ou les mathématiques sont véridiques dans les limites où les principes établis par l’expérience sont vérifiés, à la précision des mesures près.
2. La Mécanique se développa avant les autres parties de la physique. Elle a pour objet l’étude du mouvement et de l’équilibre des corps. Dans un sens large, le mouvement de la matière correspond aux différents changements qu’elle peut subir. En Mécanique on entend par mouvement sa forme la plus simple, celle qui concerne le déplacement d’un corps par rapport à d’autres corps. Les principes de la Mécanique ont été formulés pour la première fois par Newton dans son traité intitulé « Principes mathématiques de philosophie naturelle », dont la première édition remonte à 1687. Il est vrai que Newton avait de grands prédécesseurs : Archimède (287-212 av. J.-C.), Kepler (1571-1630), Galilée (1564-1642), Huygens (1629-1695) et d’autres encore, qui réussirent à trouver des solutions à plusieurs problèmes particuliers de statique et même de dynamique. Mais Newton fut le premier à formuler un système complet de principes de Mécanique et à bâtir sur ces bases un édifice cohérent. Les grands succès que permit de remporter la Mécanique de Newton et l’autorité de son nom firent que pendant deux siècles aucun savant n’osa s’apercevoir des défauts de sa Mécanique. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIXe siècle que l’on s’enhardit à procéder à une révision critique de son œuvre.
Après Newton l’essor de la Mécanique fut rapide, quoique jusqu’au début du XXe siècle les efforts des savants fussent concentrés sur le perfectionnement de l’appareil mathématique et sur l’application des lois de Newton à tous les nouveaux domaines scientifiques qui se constituaient alors. Mais les principes de base et les conceptions physiques de la Mécanique, établis par Newton, restaient immuables. Aussi jusqu’au début du XXe siècle aucun nouveau principe n’y fut introduit et ce n’est qu’à la charnière des XIXe et XXe siècles que la situation commença à changer.
La Mécanique de Newton se fonde bien sur une base solide de faits expérimentaux, mais ceux-ci concernent les mouvements lents des corps macroscopiques. On entend par corps macroscopiques les corps de dimensions ordinaires qui nous entourent dans la vie quotidienne. Ces corps sont donc constitués par des quantités énormes d’atomes ou de molécules. On dira qu’un mouvement est lent ou non relativiste si sa vitesse est petite par rapport à celle de la lumière dans le vide, $c = \pu{300\thinspace 000 km/s}$. Tout mouvement dont la vitesse se rapproche de celle de la lumière dans le vide sera dit rapide ou relativiste. De ce point de vue le mouvement d’un vaisseau spatial se déplaçant à la vitesse de $\pu{8 km/s}$ doit être considéré comme très lent. De même sont lents comparés au Soleil les mouvements des planètes du système solaire, de leurs satellites et comètes. L’application des principes de la Mécanique newtonienne à l’étude du mouvement de ces corps démontra l’étendue de sa validité. Le mouvement des satellites artificiels et des vaisseaux spatiaux est lui aussi parfaitement conforme aux résultats des calculs fondés sur la mécanique de Newton.
3. On est amené à se poser alors les questions suivantes : est-il permis d’extrapoler jusqu’aux très grandes vitesses les principes de la mécanique newtonienne qui avaient été établis pour le mouvement lent des corps macroscopiques ; peut-on appliquer les conceptions et les principes fondamentaux de cette mécanique à l’étude des phénomènes du microcosme, c’est-à-dire aux phénomènes concernant les particules isolées telles que les molécules, les atomes, les électrons, les protons, les neutrons et les autres particules dites élémentaires ? Le raisonnement logique ne peut conduire à une réponse satisfaisante ; celle-ci ne peut être obtenue qu’à l’aide d’expériences faites avec des corps animés de grandes vitesses et d’expériences effectuées avec des molécules, des atomes, des électrons, etc., isolés. Ce n’est qu’au XXe siècle que ces expériences furent réalisées ; les résultats obtenus ont démontré clairement que la réponse aux questions posées est généralement négative.
La théorie de la relativité d’Einstein affirma que la mécanique newtonienne ne pouvait s’appliquer au mouvement des particules dont la vitesse est proche de celle de la lumière dans le vide, et l’expérience confirma cette assertion. Partant de la théorie de la relativité, une nouvelle mécanique fut alors établie ; c’était la mécanique relativiste (ou mécanique de la théorie de la relativité) qui était valable aussi bien pour des vitesses faibles que pour des vitesses aussi grandes que possible. Selon la mécanique de Newton, la vitesse que peut acquérir un corps serait en principe illimitée, tandis que la nouvelle mécanique relativiste imposait à la vitesse des corps une limite insurmontable ― la vitesse de la lumière dans le vide $c$. La vitesse de la lumière $c$ est donc une vitesse limite qu’aucun corps ne saurait atteindre, bien que sa vitesse pourrait s’en approcher d’aussi près que l’on voudrait. Dans les accélérateurs de particules modernes, on peut produire des protons animés d’une vitesse qui n’est que de quelques dixièmes ou centièmes de pour cent inférieure à la vitesse de la lumière. On peut obtenir des électrons dont les vitesses sont inférieures à la vitesse de la lumière de quelques mètres ou de quelques dizaines de mètres par seconde. Dans les gerbes de rayons cosmiques on enregistre la présence de protons dont la vitesse n’est inférieure à celle de la lumière que de $10^{-8} \text{ cm/s}$ environ. La mécanique de Newton est absolument inapplicable aux calculs du mouvement des corps animés d’aussi grandes vitesses. Les calculs sur lesquels se fondent les projets des accélérateurs font appel à la mécanique relativiste d’Einstein ; comme les résultats pratiques sont conformes aux calculs, on dispose ainsi d’une preuve expérimentale directe et irréfutable de la pertinence de la mécanique relativiste.
4. La théorie de la relativité fixa à la mécanique de Newton une limite du côté des grandes vitesses. Une autre limitation de cette théorie ainsi que de la mécanique relativiste a été imposée par l’étude du microcosme, donc du monde des atomes, des molécules, des électrons, etc.
Tout au début, les physiciens ont cherché à appliquer au microcosme les conceptions et les lois qui avaient été élaborées pour les corps macroscopiques. On assimilait, par exemple, l’électron à une bille rigide ou au contraire déformable, dans le volume de laquelle se trouvait répartie la charge électrique, et on admettait que son comportement était assujetti aux lois de la mécanique et de l’électrodynamique vérifiées pour les corps macroscopiques chargés. Cela revenait à affirmer que toutes les conceptions et lois de la physique macroscopique conservaient toute leur signification et leur validité pour des corps et des intervalles de temps indéfiniment petits. On croyait que pour apprendre à connaître le microcosme, on n’avait nul besoin d’autres concepts et d’autres lois que ceux dont disposait la physique macroscopique. Cela revenait à considérer tout bonnement le microcosme comme une copie réduite du macrocosme. Cette approche de l’étude des phénomènes de la nature et les théories physiques correspondantes sont dites classiques.
Le raisonnement ne permet pas de décider de l’adéquation de la méthode classique aux problèmes du microcosme et il faut recourir à l’expérience. L’expérience a montré que l’approche classique des phénomènes du microcosme n’est pas valable ou tout au moins ne l’est que partiellement. On arrive à une description adéquate du microcosme (applicable, certes, dans des limites déterminées) en faisant appel à la mécanique quantique qui se distingue essentiellement de la mécanique classique. La mécanique quantique modifie radicalement nos idées sur le mouvement. L’image classique du mouvement d’une particule le long d’une trajectoire déterminée, en tout point de laquelle la particule possède une vitesse bien déterminée, ne s’applique plus lorsqu’il s’agit d’une microparticule. Dans le microcosme le mouvement prend une forme plus compliquée que celle du déplacement mécanique des corps dans l’espace. D’une manière générale, la description de phénomènes du microcosme ne saurait être d’une perception immédiate puisqu’on est amené à introduire des concepts et des notions essentiellement nouveaux, irréductibles à ceux en usage pour l’étude des objets macroscopiques. Comme notre cours de mécanique faisant l’objet du tome I ne concerne que les mouvements des corps macroscopiques, il serait inopportun de développer ici des considérations sur la mécanique quantique. Il suffit de préciser les limites de validité des concepts et des lois que nous aurons à utiliser ; ce sera fait au paragraphe §5.
5. Il apparaît ainsi que la Mécanique de Newton est une mécanique classique, non relativiste, qui étudie les mouvements lents des corps macroscopiques.
Les mécaniques relativiste et quantique sont des théories plus générales que celle de Newton. Cette dernière y est incluse comme un cas limite et approché. La mécanique relativiste se réduit à la mécanique newtonienne lorsque le mouvement envisagé est lent. La mécanique quantique, elle, se ramène à la mécanique de Newton dès que les corps étudiés ont des masses suffisamment grandes et qu’ils se meuvent dans des champs de force lentement variables. Il ne faut pas en inférer que la mécanique de Newton a perdu toute son importance. Dans de nombreux cas les corrections réelles qu’apportent la théorie de la relativité et la mécanique quantique aux résultats fournis par la mécanique classique sont peu importantes. On dira que ce sont des corrections relativistes et quantiques. Dans le cas de mouvements lents des corps macroscopiques, ces corrections sont tellement petites qu’elles sont inférieures à la précision des mesures physiques les plus sophistiquées. Par ailleurs, les problèmes simples sur le mouvement des corps macroscopiques, que la mécanique classique résout aisément, deviennent à tel point ardus dans le cadre de la mécanique relativiste ou quantique qu’on est amené à y introduire toutes sortes de simplifications et à faire appel à des méthodes de calcul approché ; ces simplifications et ces approximations nous ramènent en fait à la mécanique de Newton.
Prenons le cas du calcul classique du mouvement d’un vaisseau spatial en posant que sa vitesse $v = \pu{8 km/s}$, l’erreur commise en négligeant les effets relativistes sera de l’ordre de $v^2 / c^2 = \lparen 8 / 300\thinspace 000 \rparen ^2 \sim 10^{-9}$. La mise en œuvre de la mécanique de Newton garantit donc une précision des calculs à $10^{-7}$ pour cent près. Il est clair qu’il est parfaitement illusoire d’essayer de tenir compte des corrections relativistes puisque les données initiales du problème sont d’une précision moindre. D’ailleurs ces corrections sont parfaitement inutiles pour la pratique1.
La mécanique de Newton reste valable dans un grand nombre de cas d’importance pratique. Elle gardera sûrement toute sa valeur scientifique et pratique dans ses limites de validité. Au-delà de ces limites, les résultats qu’elle fournit seront ou erronés ou insuffisamment précis. Par exemple, le problème du mouvement des particules chargées dans les accélérateurs devra être traité par la mécanique relativiste. De même le problème du mouvement des électrons dans les atomes ne peut être résolu que par la mécanique quantique.
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On doit remarquer que dès le XIXe siècle, les études des planètes du système solaire (Mercure, Vénus, Terre, Mars) avaient permis de déceler de petits écarts par rapport à la mécanique newtonienne ; plus tard, dans le cadre de la théorie de la relativité générale, ces écarts furent identifiés aux corrections relativistes $v^2/c^2$ ($v$ étant la vitesse de la planète). On démontra que le périhélie d’une planète tourne lentement et dans le même sens que la planète. Ce déplacement du périhélie résulte pour l’essentiel de l’influence perturbatrice des autres planètes. Le calcul de cette rotation du périhélie par la mécanique newtonienne fournit une valeur plus petite que celle que l’on observe. L’écart le plus important s’observe justement pour Mercure dont la trajectoire est la plus allongée et dont la vitesse $v$ est la plus grande ; cet écart est d’environ 43 secondes d’angle par siècle et résulte d’un effet relativiste dont il n’a pas été tenu compte dans les calculs. Cet effet subsisterait même en l’absence des perturbations apportées par les autres planètes, donc si le système solaire ne comportait que le Soleil et Mercure. Actuellement, par la mise en œuvre des techniques laser, on étudie d’autres corrections relativistes à apporter à la mécanique céleste classique. ↩︎