Le pH



Georges Carpéni

Maître de Conférences à la faculté des Sciences de Marseille

Novembre 1949


Ces deux lettres mystérieuses pH, il n’est personne qui ne les ait entendu prononcer dans les occasions les plus diverses : les médecins parlent du pH sanguin ou intestinal, les parfumeurs du pH de la peau. S’ils savent que cette abréviation a quelque rapport avec l’acidité, le public et même ceux qui professionnellement y ont constamment recours, ignorent bien souvent en quoi le pH consiste exactement : la définition n’en est certes pas simple. L’article ci-dessous sera pour beaucoup d’une lecture difficile : il n’est pas possible qu’il en soit autrement. Nous espérons cependant qu’il pourra, tel quel, rendre service. Les lecteurs verront, tout au moins, qu’il s’agit là d’une notion aussi importante pour la biologie que pour l’industrie et qu’il faut en avoir entendu parler.


À bien des égards, ce XXe siècle pourrait s’appeler le « Siècle des Symboles ». On est toujours pressé ; on désire économiser son énergie, vocale ou autre… Qui songerait appeler — à tout Seigneur tout Honneur — l’Organisation des Nations Unies autrement que « l’O.N.U. » ? anciennement S.D.N., les services des Postes, Télégraphes et Téléphones, autrement que P.T.T. ? à tel point que parfois on ne se rappelle plus le véritable libellé d’une abréviation courante : on oublie la définition pour ne retenir que la fonction. Si cependant S.N.C.F., B.B.C., C.G.T., sont suffisamment explicites pour nous dispenser de toute autre indication, en est-il de même du « pH » ? C’est un fait indéniable en effet que nombre de « scientifiques » sont souvent interrogés, avec une légère pointe d’inquiétude… ou d’ironie, par des représentants du grand public, sur la signification de ces lettres accolées, énigmatiques et pourtant si fréquemment citées : pH !

Qu’est-ce donc que le pH ? à quoi cela sert-il ?

La concentration $\ce{H^+}$

Si la chimie, au sens strict du mot, s’infiltre actuellement dans toutes les branches des activités humaines, il est un domaine qui, pour différentes raisons, lui est particulièrement familier : ce sont les solutions aqueuses. Or, parmi les représentants des diverses disciplines physiques, chimiques ou biologiques, qui donc s’aviserait de nier le rôle, éminent, qu’y jouent ces particules ionisées, chargées positivement : « les ions hydrogène », symbolisés par $\ce{H^+}$ ?

Les ions hydrogène sont caractérisés par deux nombres, dont l’un désigne la quantité, sous forme de « concentration » globale1, l’autre, la quantité, exprimée par la concentration en ions hydrogènes libres.

Pour bien saisir la différence, comparons par exemple deux solutions d’acide chlorhydrique $\ce{HCl}$ et d’acide acétique $\ce{CH3COOH}$. Si les concentrations sont, respectivement, de $\pu{0,1 M}$ et de $\pu{1 M}$2, les grandeurs précédemment définies ont les valeurs consignées dans le tableau suivant :

Acide Concentration globale en ions hydrogène Concentration en ions hydrogène libres
Chlorhydrique $\pu{0,1 M}$ $\pu{0,1 g}$ $\ce{H+}$ par litre $\pu{0,1 g}$ $\ce{H+}$ par litre
Acétique $\pu{1 M}$ $\pu{1 g}$ $\ce{H+}$ par litre $\pu{0,004 g}$ $\ce{H+}$ par litre

Ainsi, la solution chlorhydrique, bien que dix fois moins concentrée, possède cependant environ vingt-cinq fois plus d’ions $\ce{H+}$ libres3. Là, comme ailleurs, la liberté est pratiquement synonyme de qualité ! Et ce privilège confère à la solution chlorhydrique la qualification d’être « plus acide » que celle d’acide acétique : une solution sera, en conséquence, d’autant plus acide que la concentration des ions hydrogène libres sera plus élevée.

Mais il importe de préciser davantage, car la notion de concentration $\ce{H+}$ qui vient d’être définie, n’a véritablement un sens général que si l’on considère l’ensemble des corps dissous dans la solution donnée, avec leurs concentrations respectives.

L’activité $\ce{H+}$

Pour tenir compte de cette composition dans le détail, la thermodynamique définit les grandeurs appelées « activité » et « force ionique »4. Sans insister, notons simplement, sur l’exemple des ions hydrogène que, entre la concentration $[ \ce{H+} ]$, définie précédemment, et l’activité, en abrégé $( \ce{H+} )$, il y a la relation $( \ce{H+} ) = f \, [ \ce{H+} ]$, dans laquelle $f$ représente le « coefficient d’activité »5. Les résultats obtenus précédemment se traduiront donc, en définitive, par la proposition suivante : une solution est d’autant plus acide, que l’activité des ions hydrogène libres est plus élevée. Comme, dans la pratique, l’activité des ions hydrogène peut varier dans de très larges limites — à titre d’exemple : $( \ce{H+} )$ est de l’ordre de l’unité pour une solution chlorhydrique très acide $(\ce{HCl}$ $\pu{1 M}$) et de $10^{- 14}$ ($= \text{0,0000000000000} 1$) pour une solution très alcaline (ou basique) de soude ($\ce{NaOH}$, $\pu{1 M}$) — la nécessité d’une échelle plus commode s’est rapidement fait sentir.

C’est au savant danois Sörensen que l’on doit, dès 1909, l’introduction, à la place de l’échelle des activités $( \ce{H+})$6, d’une échelle logarithmique définie par $$ pH = \log \dfrac{1}{( \ce{H+} )} \text{ ou } ( \ce{H+} ) = 10^{-pH} $$ Dans cette nouvelle échelle — des pH — les valeurs précédentes 1 et $10^{- 14}$ deviennent, respectivement, 0 et 147.

On remarque, dans l’expression de droite, que le pH représente la « puissance », changée de signe, à laquelle il faut élever 10 — « base » des logarithmes décimaux — pour obtenir l’activité $( \ce{H+} )$ mesurée. De là vient également le libellé « puissance hydrogène » ou pH.

Comme je l’ai déjà rappelé : si le symbole est resté, la définition est presque oubliée.

L’importance des ions $\ce{H+}$

Pour saisir la grande portée théorique et pratique du pH — que justifie amplement son usage sur une aussi vaste échelle — il nous suffira d’énoncer simplement les deux remarques suivantes :

  • Les milieux d’importance vitale, aussi bien pour la conservation que pour le développement des organismes vivants — animaux et végétaux — sont essentiellement de nature aqueuse ;

  • Les propriétés de ces solutions hétérogènes sont fréquemment conditionnées par leur pH.

Si l’on essaye maintenant de se rendre compte pour quelle raison le rôle des ions $\ce{H+}$ est aussi fondamental, on arrive à déceler principalement les causes suivantes :

D’une part, les ions $\ce{H+}$ prennent naissance par la dissociation, en ions, aussi bien du solvant (eau) lui-même $$ \ce{H2O <=> H+ + OH-} $$ que, par l’intermédiaire de celui-ci, de tous les acides et les bases qui y sont dissous. Des processus aussi divers que la neutralisation ou la salification8, les oxydations et les réductions, les échanges physico-chimiques dans les tissus vivants, les fermentations — pour ne citer que quelques exemples — sont implicitement sous la dépendance des ions hydrogène, des milieux, sièges des réactions.

Par ailleurs, on sait que l’hydrogène est l’élément chimique simple de numéro 1 et que, grâce à sa constitution, il est le moins encombrant de tous les éléments matériels de l’Univers. Légèreté et petitesse lui confèrent cette autre qualité en tous points remarquable, sa mobilité.

On conçoit facilement qu’avec de tels atouts, l’ion hydrogène puisse prétendre à un curriculum vitæ hors concours.

Cependant un problème se pose : si l’importance de l’ion hydrogène a été dégagée et son activité définie, comment cette dernière peut-elle pratiquement être atteinte ?

La mesure de l’activité $\ce{H+}$

Il existe en thermodynamique une relation, qui relie directement l’activité d’une espèce ionique donnée — telle $( \ce{H+})$ — au potentiel d’une électrode réversible par rapport à ces ions. Cette relation est la suivante9 : $$ E_H = E_0 + \frac{RT}{F} \ln ( \ce{H+}) $$ Si nous avions à notre disposition une telle électrode pour les ions $\ce{H+}$, on voit immédiatement que la mesure de son potentiel $E_H$ permettrait d’atteindre directement la grandeur $( \ce{H+})$ qui nous intéresse. Or, c’est bien ce qui a lieu, en particulier, pour l’électrode dite « à hydrogène ».


  1. En ions-grammes hydrogène par litre de solution, soit le poids en grammes de tous les atomes hydrogènes ionisables présents dans la solution. ↩︎

  2. Les notations $\pu{0,1 M}$ et $\pu{1 M}$, courantes en chimie, signifient que la solution chlorhydrique contient seulement $1 / 10^e$ de molécule-gramme (mole) d’acide chlorhydrique $(\ce{HCl})$ par litre (soit $\pu{3,65 g}$ de gaz $\ce{HCl}$), alors que dans la seconde solution, il y a une molécule-gramme d’acide acétique $( \ce{CH3COOH})$ (soit $\pu{60 g}$) ; cette dernière est donc, en molécules, dix fois plus concentrée que la première. ↩︎

  3. La différence entre la concentration globale des ions hydrogène et celles des ions hydrogène libres, traduit la proportion des ions $\ce{H+}$ liés dans les molécules non dissociées — telle $\ce{CH3COOH}$ ; les ions libres résultent d’une dissociation, comme par exemple : $\ce{CH3COOH} \longrightarrow \ce{CH3COO^- + H+}$. ↩︎

  4. « L’activité » d’un ion, ou d’une molécule, dépend de son « entourage » (ou atmosphère ionique), donc de la « force ionique » de la solution ; celle-ci est définie par une fonction des concentrations et des valences des ions présents dans le milieu considéré. ↩︎

  5. $f$ est un nombre, qui, pour les solutions moyennement concentrées, est généralement inférieur à un ; plus la solution est diluée, plus $f$ tend vers l’unité. ↩︎

  6. L’échelle primitive des pH se rapportait aux « concentrations » $[ \ce{H+} ]$ mais l’usage actuel consacre la définition « en activités » $( \ce{H+} )$. ↩︎

  7. Si l’étendue habituelle de l’échelle des pH est comprise entre les nombres 1 et 14, rien ne s’oppose — soulignons-le — à ce qu’elle déborde ces limites : en deça, par valeurs négatives, comme $pH = - 2$ pour des solutions extrêmements acides — et au delà, comme un $pH = 15$, pour des solutions extrêmement basiques. Dans certains cas les pH peuvent atteindre des valeurs très élevées, telles que par exemple $- 10$ ou $+ 20$ (milieux particuliers, non aqueux, etc.). ↩︎

  8. Formation de sels par neutralisation des acides par des bases, et réciproquement. ↩︎

  9. $E_H = $ potentiel mesuré, $E_0 = $ potentiel (dit) normal de l’électrode, $R = $ constante des gaz parfaits, $F = $ le faraday, $T = $ température absolue, $\ln = $ logarithme népérien. ↩︎

pH  Acide  Base